DE ROUILLE ET D'OS
Jacques Audiard
EN BREF:
Audiard s'essaie au mélodrame populaire. C'est surprenant, fort, émouvant, mais loin d'être un chef-d'oeuvre comme on a pu l'entendre.
Avec De Rouille et d'Os, l'un des grands cinéastes français vivants explore un cinéma auquel nous n'aurions jamais pensé pour lui: le mélo. Dans un style plus populaire, forcément un peu déroutant pour le spectateur, il conte, dans un contexte social précaire et violent, l'amitié naissante entre un jeune père rustre, et une femme a priori lumineuse qui se fait amputer des deux jambes suite à un accident. Ce qui prime ici, ce ne sont pas les contours techniques du film (le cadrage, les décors, la photo, magnifiques, ou la BO, relativement décevante), mais bien l'histoire, et les acteurs. Trois points de vue dans un vrai beau mélo plutôt habile, malgré une fin qui déçoit (à partir du fameux lac...).
On pourra légitimement regretter quelques effets de scénario peu probants, un dialogue peu naturel entre différentes composantes du film, mais "De rouille et d'os" frappe d'abord par la force de son interprétation.
La Croix
Le père
Brut de décoffrage, c'est Mathias Schoenaerts qui est (pour qui n'a pas vu, semble-t-il, Bullhead), la révélation du film. Son jeu est d'une intensité exceptionnelle, d'une grande maturité, et d'une grande subtilité. Il est un père qui manque à son fils, absent par un trop-plein d'embrouilles de part et d'autres, par une galère continuelle, et par une inconscience du rôle d'un père, du fait de ne l'avoir jamais vraiment été (il n'a pas élevé son fils). Audiard construit sur l'acteur belge tout ce qui fait le sel de son cinéma: une violence qui ne tarde pas à éclater, dans tous les sens, et sans mesure, dans un contexte social tendu, une précarité grandissante à mesure que les petits boulots se font de plus en plus illégaux la plus totale. Et pourtant, comme à son habitude, c'est ce personnage qu'Audiard tente, dans un toujours lumineux geste, de sauver de cette noirceur, de sortir d'un néant affectif, de ramener à la vie. L'homme, qui a visiblement oublié l'enfance, retrouve peu à peu le plaisir, au détour d'une conversation, puis d'un toucher, puis d'une baignade, puis d'un baiser, retrouve peu à peu le goût du jeu, le risque du partage, de l'entraide, de la solidarité. Et finit par se faire écouter, comme il parvient à écouter les autres. Tout cela est fait dans une grande discrétion, la rage sourde et les pulsions mécaniques se transforment par infimes touches en compétition acharnée, en combativité et en attention pour l'autre. Ce personnage, aux allures si rustres et si peu attachant, devient extrêmement touchant, il gagne notre estime, et notre respect.
La femme, l'amie.
Marion Cotillard, lumineuse, retrouve enfin un rôle à sa hauteur, bien longtemps après la fulgurance Piaf. Ici, elle est cette femme accidentée au travail (elle est dresseuse d'orques). Elle était séduisante, et aimait qu'on la regarde, aimait être observée, respectée. Amputée de ses deux jambes, elle ne crée plus autour d'elle ce désir, et n'émane plus de sa personne cette énergie indomptable. Elle sombre dans une tristesse, dont elle ne se relèvera que grâce à la « délicatesse » de cet homme, Ali, qui l'extirpe de sa torpeur. De ce qu'elle considère comme l'état de légume, elle se relèvera peu à peu, aidée par l'absence de manières de ce boxeur, qui, comme elle, est combatif. A mesure qu'elle se sent redevenir humaine (avec des prothèses), puis femme (avec le retour d'une grâce, d'une beauté, et d'une sensation physique et émotionnelle qui ressemble à s'y méprendre à de l'amour), elle reprend confiance, et à son tour tentera d'extirper cet homme qui la regarde si normalement, de manière si intense et sans fioritures, de ses violences et de son jusqu'au-boutisme dangereux. Cotillard tient ce rôle avec ferveur, elle est d'une grande justesse, notamment lorsqu'elle part totalement, seule dans sa chambre, sur une musique de Bon Iver, ou encore quand, dans un silence éloquent, elle renoue contact avec un orque, filmée de dos derrière une vitre.
Tout est bien dans "De rouille et d'os", sauf cette petite faute de goût qui ternit tout : c'est un chef-d'oeuvre. C'est du moins dans cet esprit qu'il a été conçu et c'est naturellement cet esprit qui l'empêche de l'être.
Libération
L'enfant.
De tous les personnages, c'est lui qui bouleverse, la bouille inoubliable du film, Armand Verdure. En plus d'avoir trouvé un contrepoint plus léger, plus enfantin, à son histoire assez tendue et âpre, Audiard filme ce gosse comme s'il était la passerelle dans cette relation, ce qui fait basculer la relation d'une histoire d'amitié à un nécessaire et vital besoin de reconstruction mutuelle chez les deux personnages adultes. Ce gosse, à la recherche de repères dans cette nouvelle vie (il vient de déménager chez sa tante, sur la côte méditerranéenne, à laquelle il ne connait rien ni personne, il vit avec son père pour la première fois...), passe son temps à essayer de franchir les limites de son père absent, quand sa tante s'occupe de lui. Niché dans une cage à lapin, il s'amuse et rêve à cette douceur qu'il aimerait recevoir. Quand arrive dans sa vie cette handicapée, il s'accroche et trouve une stabilité. Elle ne fuira pas, et il ne s'y trompe pas. Audiard, dans ce point de vue sur l'enfance, trouve la raison d'être de son film. Sans cet enfant, l'histoire aurait pu ne se résumer qu'à une histoire d'amitié entre deux êtres, et serait devenu très caricatural. L'enfant empêche Audiard de tomber dans l'excès, quand bien même il flirte très souvent avec, dans sa manière de dresser - on ne lui connaissait pas ce défaut- un film un peu caricatural. De cette oeuvre, on retiendra donc surtout une étude passionnante de caractères, et bien évidemment une direction d'acteurs exemplaire (on n'oubliera pas de citer l'excellente Corine Masiero et le parfait Bouli Lanners), mais la dernière image restera malheureusement celle d'une fin inconcevable et sirupeuse, à laquelle on ne croit plus.
70%.