LE DERNIER VOYAGE DE TANYA
Aleksei Fedorchenko
EN BREF:
Un dernier voyage sobre, délicat, sensuel. Un exposé assez fascinant d'une tradition en pleine perdition, un film sombre à l'aura lumineuse, une petite perle malheureusement étouffée par le trop grand nombre de sorties. Un très beau film russe, habité par l'esprit slave.
Le deuil. Un sujet qui passionnera toujours le cinéma, parce qu'il permet l'étude toujours plus approfondie des caractères humains. Aleksei Fedorchenko prend son sujet à bras le corps et en fait un film profondément vivant et plein de lumière. Il nous raconte une tradition très ancienne d'un peuple disparu, les Méria, qui vivaient autrefois dans la steppe, en Russie. Une tradition qui se perd mais qui subsiste malgré tout chez les russes, et qui reste respectée et connue de beaucoup. Tanya décède des suites d'une maladie, et son mari, accompagné d'un être cher à feu Tanya, entreprend le dernier voyage, qui consiste à emmener le corps de l'être perdu jusqu'à un lac sacré. Durant le voyage, le mari raconte ses beaux souvenirs à celui qui l'accompagne. Et comme le veut la tradition, le corps sera brûlé, auprès de ce lac.
Voyage envoûtant aux confins de l'histoire russe.
Le Monde
Ce n'est pas très accrocheur, et pourtant quelle beauté. La mort est ici traitée dans tout ce qu'elle a de symboliquement beau, le dernier voyage de Tanya est filmé sans aucun misérabilisme, de manière assez décalée, puisque l'essentiel du film (assez court, seulement 1h15), se concentre sur des souvenirs heureux, ou donne à voir avec précision et sans larmes les gestes de l'accomplissement de la mort (conservation du corps, accrochage de fils sur les poils pubiens...). Et, surprenant, on est assez fascinés par cet exposé passionnant des rites, de la tradition qui demeure mais s'estompe. Pourtant, il y a quelque chose de purement intemporel ici, et on se reconnaît assez dans cette envie de tradition, nous-mêmes qui ne sommes plus forcément croyants mais souhaitons tout de même le mariage, cette robe blanche pleine de symboles, puis un enterrement avec cérémonie à la clé. Des traditions qui n'impliquent pas forcément la croyance, mais qui impliquent forcément un respect. Et puis, le film est à contretemps de l'ambiance de l'époque: il prend son temps, il explique, il relate. Ce n'est pas rapide, mais c'est assez court pour ne pas ennuyer.
Les moments de magie qui traversent le film de Aleksei Fedorchenko révèlent une forme de spiritualité laïque qui, si elle n'existait pas, demanderait à être inventée.
Le cinéaste, pour son 3e film, s'est vu récompensé du Prix de la Meilleure Photographie à Venise, et c'est amplement mérité: les paysages ont beau être blancs et froids, ils sont filmés ici avec chaleur et comme dans un cocon, où l'on se sent bien. Et puis, surtout, en plus de filmer des paysages grandioses avec un sens inouï de la lumière et de la composition de plans (il n'y aura qu'à voir le premier plan du film pour s'en convaincre, ou ces multiples et magnifiques effets de miroirs, mais encore les nombreux clair-obscur), le cinéaste donne à son oeuvre une âme slave sur laquelle je ne crache jamais. L'effusion de vie qui caractérise le cinéma de Kusturica (pour ne prendre que le plus symbolique), se retrouve bien ici: des éléments décalés mais forcément bouleversants (les passereaux, oiseaux en cage qui suivent les personnages pendant tout le film, élément poétique subtil et bien utilisé), une musique qui rappellera forcément de bons souvenirs du No Smoking Orchestra ou autres, mais surtout une simplicité dans les rapports humains, des personnages très attachants qui ne paraissent pas plus intelligents que la moyenne, qui ont des réactions normales. En revanche, et c'est en cela que le film diffère de nombreux films slaves, les personnages ne sont jamais dans l'outrance, ce qui fait du film une oeuvre d'une délicatesse infinie et d'une douce sensualité. Le corps est respecté tout autant que l'âme, on ressort de ce film un peu égaré, pensif, et un peu changé.
70% de réussite.